Tous les textes ci-dessous sont de M. Jacques Keriguy, porteur du projet et auteur, notamment, des romans L’agonie et La Jonque Cathédrale.
Une Page folle est un film de Teinosuke Kinugasa, tourné en 1926 d’après un scénario de Yasunari Kawabata (1899 – 1972), futur lauréat du prix Nobel de littérature en 1968. Perdu pendant quarante-cinq ans, le film a été redécouvert par son auteur en 1970.
Une Page folle a suscité l’incompréhension ; quatre-vingts ans après, ce film continue de surprendre en raison de son caractère novateur et de son audace formelle. Le jaillissement d’images confuses, désordonnées, appelées par la seule intuition de l’auteur (ou de ses personnages ?), l’absence de liens logiques qui en révèleraient de façon univoque la signification, contraignent le spectateur à faire intervenir son imagination ou des éclats de sensations extraits des profondeurs de son inconscient pour combler les lacunes et les ambiguïtés du scénario.
Pour comprendre la substance de l’œuvre, sans doute convient-il de la situer dans l’effervescence artistique qui agitait le Japon durant l’ère Taisho (1912 – 1926). L’épuisement des traditions littéraires stérilisantes, dominées par le naturalisme, suscitent une recherche frénétique de méthodes d’expression novatrices, inspirées des mouvements artistiques parvenus de l’Occident. Naissent, rivalisent, s’enlacent, se combattent trois courants : le premier, le « Courant du bouleau blanc », Shinakaba-ha, prône un syncrétisme artistique, qui unifie arts occidentaux et nationaux, inspiration chrétienne et bouddhiste ; le deuxième, Tanbi-ba, replié sur une position esthétisante, défend « l’art pour l’art » ; le troisième, dont est solidaire le jeune Kinugasa, enfin, se présente sous la dénomination d’« École des nouvelles sensations », Shin-kankaku-ha.
Kawabata est le théoricien de cette école. Son manifeste, publié dans la revue Bunkei jidai (L’Époque littéraire) sous le titre Note sur les nouvelles tendances des nouveaux écrivains (Shinshin sakka no shinkeikô kaisetsu), est un plaidoyer passionné en faveur de la modernité. Kawabata fait ses premiers pas dans la carrière littéraire. Il a déjà publié plusieurs nouvelles dans différentes revues. Pour répondre à ses ambitions, son œuvre doit reposer sur une assise théorique solide. Il lui faut « développer une réflexion inédite au sujet de la place qu’occupent les sensations dans la vie des hommes ». L’évolution de la littérature en Occident apporte une réponse à son interrogation. Le dadaïsme, le surréalisme naissant abolissent la séparation entre le sujet et l’objet, l’autre s’identifie à soi. L’idée est d’autant plus séduisante qu’elle rejoint le principe fondamental du shintoïsme et bouddhisme ; de ce dernier, Kawabata retient le principe d’infinitude qui affirme la métempsychose et, de ce fait, nie l’idée même de mort. La psychanalyse naissante, enfin, préconise le concept d’« association libre », qui libère l’intuition, refuse l’ordonnancement des mots et des idées et délie une succession d’images irrationnelles, hétéroclites, décousues. « Plus simplement, la succession des images respecte dorénavant la subjectivité, l’intuition, tout en privilégiant les sensations ».
Le scénario d’Une Page folle met en application ces théories. Partagées, assimilées, par le cinéaste, elles donnent naissance à ce film singulier.
Synopsis
Un vieux marin, employé dans un hôpital psychiatrique, cherche à libérer sa femme, internée après le meurtre de leur enfant. Il évoque les moments heureux de leur vie commune. À cet instant, un vent de révolte agite l’hôpital. Quand il reprend son travail, il comprend que sa femme refuse de le suivre. Les images fusent, s’amoncellent, se font, se défont : souvenirs, joies, peines, angoisses, désespoir de l’époux rejeté, hallucinations des déments. Le rythme effréné de leur succession sur l’écran, les trucages audacieux, la maîtrise du montage éblouissent et donnent le vertige.
Teinosuke Kinugasa (1896 – 1982)
Au début de sa carrière, Teinosuke Kinugasa joue des rôles féminins en tant qu’onnagata dans le théâtre kabuki. En 1917, il est recruté en tant qu’acteur par la compagnie Nikkatsu, le plus ancien studio de cinéma créé en 1913 au Japon. Il joue dans quarante-quatre films. Sa curiosité, son ambition artistique le poussent à militer en faveur d’une séparation entre le théâtre classique et le cinéma qui, jusqu’aux années vingt, a pour fonction de prolonger et de favoriser la diffusion de ce dernier.
En 1922, il devient réalisateur pour la compagnie fondée par Shôzô Makino. Il écrit et réalise de nombreux films, une centaine environ, jusqu’à sa mort. La plupart sont tombés dans l’oubli ; deux retiennent cependant l’attention : Kurutta ippêji, tourné en 1926, alors que Kinugasa a rallié l’école des nouvelles sensations, et Jigokumon, La Porte des enfers, film historique dont l’action se situe dans le Japon du XIIe siècle. Ce film lui vaut le Grand Prix du festival de Cannes en 1954 pour la remarquable qualité esthétique des images.
Benshi
Très populaire au Japon à l’époque du cinéma muet, jusqu’au milieu des années 1930, le benshi avait pour rôle d’expliciter et de commenter les films. Totalement maître de la composition du texte, il pouvait rédiger et lire des dialogues ou introduire des interprétations, des observations de son choix. Confiée à des hommes surtout, mais aussi à des femmes, cette fonction apportait à qui l’exerçait avec talent un prestige supérieur à celui des acteurs, du réalisateur, même, comme le prouve la place attribuée au nom et à la photographie du benshi sur les affiches annonçant les projections.
La fonction n’a pas totalement disparu. De nos jours encore, des benshi se produisent sous l’écran de quelques cinémas.
Fiche technique
- Titre français : Une Page folle
- Titre original : 狂った一頁 (Kurutta ippêji)
- Titre international : A Page of Madness
- Réalisation : Teinosuke Kinugasa
- Scénario : Yasunari Kawabata, Minoru Inuzuka
- Photo : Kôhei Sugiyama
- Production : Kinugasa Productions, Shin Kankaku-ha Eiga Renmei Prod., National Film Art
- Directeur artistique : Chiyo Ozaki
- Interprétation : Masuo Inoue, Yoshie Nakagawa, Ayako Iijima, Hiroshi Nemoto
Musique
- Kazuko Narita, compositrice
- Ensemble Polychronies,
- Florent Fabre, directeur musical, percussions
- Bernard Bollinger, percussions
- Marie-Sophie Perez, flûte
- Récitant (benshi) : Cyril Coppini
- Conception : Jacques Keriguy