Pouvez-vous vous présenter en tant que réalisateur ?
J’ai 54 ans et fait ce métier depuis 30 ans. J’ai eu la chance de ne faire que ce que j’aime. Chaque film est, pour moi, une réelle aventure, une découverte d’univers nouveaux et différents si bien que je suis en permanente évolution. Ce qui me plait dans mon travail, c’est que chaque film est une tentative de trouver une forme adéquate à un sujet. Ce n’est pas tant de raconter une histoire que de trouver des formes intéressantes pour la raconter. Pour cette raison travailler pour la musique, c’est s’ouvrir un champ expérimental formel rare. Ce film m’a comblé, sur le plan musical et sur celui des images, car j’ai travaillé avec deux immenses musiciens.
En regardant le film, je me demandais pourquoi ne pas avoir choisi un ordre chronologique…
En fait, pendant le montage, la logique de la musique s’est imposée. Plutôt que de suivre une chronologie du récit, ce qui nous a paru le plus évident à moi et à ma monteuse, Nini Ranaivoarivony, fut d’essayer de comprendre comment cette musique avait été composée et quels étaient les mécanismes de la composition qui avaient motivé Stomu et Sverrir. Finalement cette œuvre avait une logique interne plus forte que la structure initiale.
Au départ, je pensais filmer le Japon, montrer le travail de Stomu avec Sverrir puis aller filmer en Islande, montrer leur travail commun et in fine arriver à St Eustache. C’était le projet initial. Mais sur la table de montage ça a explosé. La musique a été plus forte que tout. Ce qui m’a intéressé, plutôt que d’être linéaire, ç’a été de comprendre et de faire voyager le spectateur dans l’univers musical des deux compositeurs.
En tout les cas, ça fonctionne, c’est mieux, c’est plus dynamique.
Ça m’a paru beaucoup plus vivant. On passe de Saint-Eustache, l’aboutissement de ce travail commun, à des répétitions au Japon, en Islande et cela a fait que le temps, l’espace, les dimensions se sont mélangés. Il y a quelque chose de très fort dans ce croisement permanent de la musique telle qu’on la découvre à St-Eustache et dans le processus de création.
Le récit mélange le temps et les espaces, mais la pièce musicale est, elle,en revanche, présentée dans son intégralité et dans son développement original, c’est bien cela ?
Oui, et c’est pour ça que je dis que la musique est un élément structurant du film, plutôt que le récit de sa création… finalement le film, tout en racontant comment la musique s’est créée, présente la composition de Stomu et de Sverrir presque dans son intégralité.
C’est la première fois que vous réalisiez un film sur la musique ?
Oui, mais ce n’est pas la première fois que je réalisais un film avec des musiciens. Il y a eu le film Bouzkachi composé par Burhan Oçal avant il y avait le film Miroirs Brisés, composé par Rita Ghosn. Pour moi, c’est paradoxal, avant de voir le film, je l’entends. J’accorde une grande place au son qui est, je crois, très important. Malheureusement c’est une dimension à laquelle on ne prête pas toujours attention aussi bien dans le train de la production qu’à la télévision où on a une belle image mais pas un beau son.
En général, faites-vous appel à des musiciens ou préférez-vous utiliser des musiques déjà existantes ?
J’ai pratiquement toujours fait appel à des compositeurs... quand j’en ai les moyens, car c’est cher. En général, la musique est jouée avec des instruments et/ou des chanteurs. Je ne veux pas qu’un compositeur travaille pour moi avec son ordinateur. C’est un gros investissement pour le film, mais je pense que c’est indispensable.
Quelle place tient ce film dans votre filmographie ?
C’est le dernier donc c’est mon préféré… et j’espère que le prochain sera encore plus beau. Faire ce film a été une fête permanente. On a eu des difficultés financières, des pertes de partenaires liées à la crise mondiale et à la faillite de l’Islande, cependant on a pu trouver les économies les plus intelligentes pour mener le projet à terme et faire ce que nous voulions faire. Il est évident que, vu les coupes budgétaires que nous avons dues subir, il n’y aurait pas du y avoir de concert. Heureusement qu’il a eu lieu car c’est un morceau très important dans le film. Il créé le sens et donne la dynamique.
Comment qualifiriez-vous Walking on sound ?
Selon moi, un documentaire fait par un cinéaste est un film. S’il y a un désir, une volonté de créer une œuvre, c’est un film. Mais, si c’est juste un programme, c’est un documentaire. Tout dépend de l’ambition de base…C’est à vous, au public, de dire si j’ai réussi ou pas. J’ai voulu mettre tout ce que j’avais dans mon cœur, dans mon âme, dans ce film. Pour moi c’est un film.
Comment vous est venue l’idée de ce film ? Est-ce que les artistes ont précédé l’idée du film ou est-ce l’inverse ? Comment s’est construit ce projet ?
Le projet s’est construit en 2004 quand je visitais pour la première fois l’Islande, une terre que je rêvais de découvrir. J’y allais pour des raisons professionnelles. Je suis arrivé un vendredi et le samedi je suis allé prier dans la grande basilique de Reykjavick qui est une oeuvre architecturale très impressionnante… Là il y avait un ensemble contemporain qui répétait et j’ai entendu Sverrir Gudjonsson chanter. J’ai été saisi par sa voix et suis resté tout le long de la répétition. En sortant, je le croise et lui fais juste un salut. Je ne voulais pas déranger la star que j’imaginais qu’il devait être dans ce pays.
Lorsque je suis aller prendre mon accréditation au Festival je l’ai à nouveau rencontré. Nous avons discuté et il m’a invité à diner. C’est ainsi que la relation a commencé avec Sverrir et que nous nous sommes liés d’amitié. Il a d’abord chanté dans mon film Miroirs brisés. Puis je lui ai proposé de faire un film sur lui et il a accepté. Etrangement,en écrivant le film, je voyais souvent le Japon, en rêve. J’ai trouvé ça bizarre. J’en ai parlé à Sverrir et lui ai demandé s’il connaissait quelqu’un avec qui travailler au Japon. Il m’a alors parlé de Stomu Yamash’ta qu’il avait recontré plusieurs fois déjà. Je lui ai donc demandé si cela l’intéresserait de faire quelque chose avec lui, à quoi il a répondu oui. Et tout de suite, j’ai eu cette idée de leur demander d’écrire ensemble cet oratorio.
D’ailleurs, c’est un oratorio ou un opéra ?
C’est, je pense, plus un oratorio, car c’est vraiment spirituel ; mais c’est aussi spectaculaire grâce à la mise en scène.
La rencontre avec Stomu Yamash’ta s’est faite comment ? Se connaissaient-ils avant ?
Sverrir et Stomu s’étaient rencontrés lors d’une tournée de Stomu en Islande,t puis lors d’une tournée de Sverrir au Japon. Ils étaient restés en contact mais n’avaient jamais travaillé ensemble. Quand on a eu l’accord d’Arte, Sverrir a écrit à Stomu pour lui parler du projet et lui demandé s’il était intéressé pour qu’on vienne le rencontrer et lui en parler. Stomu lui a répondu « ça fait très longtemps que je vous attends ». C’est comme ça que ça a commencé. Je connaissais le travail de Stomu, notamment avec le groupe Go project mais je ne connaissais pas son travail sur les pierres. J’étais très intrigué de découvrir cet univers. Nous avons été à Kyôto en 2007 pendant 10 jours. Et puis Stomu nous a conseillé de nous mettre en contact avec la Fondation.
Vous avez rencontré Stomu Yamash’ta au Japon, puis vous avez construit le projet, puis…
Nous sommes retournés au Japon pour le tournage un an plus tard. Pendant ce temps, Sverrir et Stomu sont restés en contact pour travailler à distance. Nous nous étions mis d’accord sur le cadre : il y avait le rêve de dieu, le cauchemar de l’homme et le rêve de l’homme. C’est sur cette base que nous avons cherché les textes.
Je souhaitais qu’il y ait un texte d’Ikkyû, mais ne le connaissais qu’en français. Stomu est arrivé avec son vieux livre d’Ikkyû et m’a lu plusieurs poèmes. Nous avons choisi ensemble ceux qui correspondaient le mieux à l’esprit de l’oratorio que nous voulions créer.
Pendant ce temps, avec Sverrir qui était venu à Paris pour un autre projet Bouzkachi nous avons trouvé les textes issus de la saga qui correspondaient au cauchemar de l’homme.
J’ai proposé à Stomu et Sverrir la voix de Noma qu’ils avaient trouvée absolument fabuleuse. Avec Noma, nous avons alors travaillé sur le choix des prières qu’elle voulait chanter et je suis allé à Damas en juin 2009 pour la voir, récupérer l’enregistrement et l’envoyer à Stomu et Sverrir. C’est Stomu qui a ensuite tout intégré dans la bande sonore.
C’est intéressant quand on regarde le film, il y a des passages assez drôles…
Oui, ils sont hilarants tous les deux.
Les répétitions ont eu lieu trois jours avant le concert…
Le spectacle et son enregistrement ont été faits sans filet. C’est la première fois que tous se retrouvaient : Stomu et Sverrir se connaissaient, mais ils ne connaissaient ni Noma, ni Dominique Bertrand et les moines ne connaissaient personne mis à part Stomu… Les façons de travailler étaient différentes …
Nous avons répété trois jours, tous ensembles. Les moines et Gensan Miyoshi, le flûtiste shakuhachi, ne sont venus qu’une fois. Stomu, Sverrir et Noma n’ont répété que trois fois ensemble. C’est pendant les tournages en Islande et au Japon qu’ils ont mis en place toute la structure de l’œuvre.
Stomu a composé une mélodie pour la flûte irlandaise de Dominique Bertrand.
On va revenir sur le Japon. Connaissiez-vous le Japon avant ?
Non. Je n’y étais jamais allé. J’aime beaucoup la littérature japonaise, Mishima, Abé… le cinéma japonais… J’étais très curieux d’y aller et de découvrir cette culture, notamment par Stomu et les moines. Shibuya et tout ça, c’est intéressant, mais aller en profondeur dans ce Japon secret, mystérieux et en même temps d’une très grande générosité et d’une grande ouverture humaine, c’était fascinant. La technologie, j’aime bien, mais c’est ce qu’il y a de plus subtil dans le Japon qui m’a intéressé.
Avant d’aller au Japon quelle image aviez-vous de ce pays ? et après ?
Disons que j’ai été fasciné par Kyôto, que les femmes kyotoites sont très belles, très aristocratiques, très fines et élégantes ; ça m’a rappellé St Petersbourg, la capitale d’un empire qui n’est plus la capitale aujourd’hui mais qui n’a rien perdu. La vraie sophistication est à Kyôto. Tôkyô m’a paru plus brutale et quelque part moins intéressante. Le Japon est un pays hallucinant de contrastes. C’est un pays très moderne et il y a des pans entiers qui sont d’un archaïsme très étonnant. Ce qui m’a le plus impressionné, ému, c’est de pouvoir entrer dans le Daitoku-ji, avoir eu droit à une visite conduite par l’Abbé Yamada, m’être assis avec lui dans le temple de Ikkyû et d’avoir eu une cérémonie du thé dans ce temple. C’est une fois dans ta vie que tu as droit à ça, c’est un privilège, c’est une chance !
Je n’ai pas découvert le Japon touristique, j’ai découvert autre chose. Pour moi, c’est le plus important. Et puis surtout, je suis entré dans l’univers de Stomu qui est, unique. Son atelier de pierre se trouve dans une nature vraiment belle. Il y a toutes ses pierres qui sonnent magiquement dans cet atelier en bois. Ça remue. C’est une expérience musicale, humaine. J’ai vu comment Stomu réveille les pierres et les couche. Comme des êtres humains, quand il s’en va de l’atelier, il fait une prière, il les couche, il leur dit : je vais revenir dans deux semaines, restez tranquille, reposez-vous bien. Quand il les réveille c’est un peu le réveil de l’enfant. Je l’ai filmé, c’est exceptionnel comme expérience. Ça n’a rien à voir avec tout autre musicien qui a un piano ou une contrebasse.
C’est amusant, c’est peut-être les instruments les moins animés, par rapport à un violon par exemple, dont le bois travaille…
Ce que l’on apprend avec Stomu, c’est que les pierres ne sont justement pas inertes. C’est un peu sa philosophie, que des esprits très anciens travaillent en elles et qu’il faut savoir les écouter.
Avez-vous un souvenir de tournage particulier au Japon ?
Le plus beau souvenir et le plus incroyable, c’est la veille du jour où Sverrir devait chanter avec les moines au Daitokuji. C’est la première fois qu’un artiste étranger était ainsi invité.
Stomu proposa que l’on invite les moines au restaurant.. On se retrouve donc dans un restaurant chinois, quatre moines, Mio Yamash’ta, Stomu et toute l’équipe. J’avais donné la consigne d’y aller mollo sur l’alcool car lendemain était une journée importante, mais le révérend Yamada, responsable du Shinju-an au Daitoku-ji a offert sa tournée de saké et ils se sont mis à boire jusqu’à plus soif. Je me demandais dans quel état ils allaient être le lendemain et comment ils allaient chanter, surtout quand on sait à quel point leur chant est exigeant. Et bien, ils sont arrivés frais comme s’ils avaient dormi 12 heures et ils ont magnifiquement chanté.
C’est le zen. Ils m’ont expliqué qu’ils seraient là avec moi, jusqu’au bout.
Et puis, j’ai beaucoup appris de Stomu et Sverrir. Ils ont beaucoup de sang froid. Moi je suis impatient, je veux tout, tout de suite. Mais Stomu et Sverrir m’ont dit, « soit tranquille, il faut attendre, laisse les choses arriver, elles vont arriver ».
C’est une des grandes leçons du film, de ne plus me sur-angoisser. Les choses finalement se sont faites avec beaucoup d’harmonie, beaucoup de joie. C’était très gai comme tournage.
Pourquoi les Films d’ici ?
C’est la deuxième expérience avec eux. J’ai eu la chance d’avoir été producteur pendant treize ans, associé avec des amis. Je m’occupais des documentaires. Quand on a arrêté je n’avais pas envie de créer une autre entreprise. Je connaissais déjà Serge Lalou. Je suis allé le voir et lui ai proposé plusieurs projets. J’ai appris à travailler avec lui et son équipe. Ils sont bien, sérieux et complémentaires. Serge prend en charge ce qui est artistique, de manière très pointue et délègue beaucoup à son équipe.
Pour en revenir au Japon, est-ce que vous avez ressenti une différence entre la manière de se positionner sur le projet ? Une perception du temps qui est différente.
Un japonais m’a dit que la différence entre les japonais et les français est que pour les français c’est le résultat qui compte tandis que pour les japonais c’est le processus. Je pense que c’est très juste tant il est vrai que le processus te permet de te découvrir, de découvrir l’autre. Ce n’est pas juste un moyen… en parlant des choses concrètes on en découvre d’autres. Les français sont plus synthétiques, ils veulent que ça aille vite. Pour les japonais, la rapidité n’est pas l’équivalent de l’efficacité. La lenteur a ses vertus et on apprend en travaillant avec eux, à prendre son temps, à donner au temps toute sa dimension. Je crois que c’est très important.
Des difficultés particulières…
Surtout des difficultés de financement, mais pour le reste ça s’est bien passé.
Quelques mots pour conclure sur le partenariat avec la Fondation.
Sans la fondation, il n’y aurait pas eu les fondations qui ont permis de faire le film. J’aurais pu le faire, filmer au Japon, filmer en Islande, mais jamais Stomu et Sverrir n’auraient pu faire le concert. Et nous n’aurions pas pu faire tout ce qui a été fait. La Fondation a été là à toutes les étapes. Et quand on était prêt à faire le film et que nous pensions faire le 90 minutes, elle nous a soutenu jusqu’au bout, y compris pour avoir les sous-titres en japonais et en anglais. C’est au-delà du partenariat. C’est un accompagnement de tous les instants. Grâce à ce projet, il y a eu le film, le concert, la semaine zen, et un DVD.
Dernière question, un peu rituelle : la Fondation en un mot ?
Liberté. Pour moi, la Fondation a été un partenaire fondamental. Jamais, à aucun moment, la Fondation n’a voulu cadrer le film d’une manière ou d’une autre. Au contraire, il y a toujours eu le souci d’aller jusqu’au bout.