Marie Pruvost-Delaspre, maîtresse de conférences au Département Cinéma de l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, vient de publier Aux sources de l’animation japonais, le studio Tôei Dôga (1956-1972) aux Presses Universitaires de Rennes.
Si le nom de Tôei Dôga ne dit probablement pas grand-chose à bon nombre de Français, ses réalisations, en revanche, lui seront plus familières : Goldorak, Albator, les Chevaliers du Zodiac (Saint Seiya), Dragon Ball et plus récemment One piece…. Plusieurs générations d’enfants auront ainsi été marquées par ces créations et par elles auront eu un premier contact avec le Japon.
Pour en savoir un peu plus, nous lui avons posé quelques questions...
- Pour quelles raisons avez-vous choisi de travailler sur la Tôei Dôga ?
Les origines de ce travail remontent à un voyage d’étude à l’université Keio dans le cadre d’un échange international durant mes études de cinéma. Je m’intéressais à l’histoire de l’animation japonaise, en particulier à la période qui précédait l’explosion des séries animées japonaises à l’étranger, qui me semblait moins bien connue en France. J’avais envie de comprendre comment cette industrie s’était mise en place, quels studios avaient joué un rôle dans l’émergence du modèle que nous avions alors sous les yeux. À travers différentes lectures et visionnages de films et séries, au musée de l’animation de Suginami en particulier, il m’est apparu que la Tôei Dôga avait tenu une place centrale dans ce processus, en créant un lien entre les pionniers de l’animation des années 1920-30 et la nouvelle génération de l’après-guerre. Tout cela m’a incitée à me pencher sur cette structure en particulier, son rôle dans la formation des animateurs et l’héritage de son modèle de production, tourné autour de l’idéal de son président Hiroshi Ôkawa de faire du studio le « Disney de l’Orient », une assertion à la fois passionnante et pleine de contradictions.
- D’où vous vient cet intérêt pour les animés et manga japonais ?
Je fais partie d’une génération qui a eu la chance d’avoir accès à de nombreuses productions japonaises, de nature très variée. Tant de récits et de styles différents y étaient représentés : adolescente, j’ai ainsi découvert Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki lors de sa sortie en salles, je lisais des shôjo manga (Nana d’Ai Yazawa m’avait fait grande impression) et suivais assidûment les diffusions télévisuelles de certaines séries (Fullmetal Alchemist, Neon Genesis Evangelion...). Pour quelqu’un qui s’intéresse au dessin et au cinéma, l’animation japonaise semblait la rencontre parfaite de ces éléments, un médium incroyablement riche dans son expression narrative et visuelle, côtoyant parfois l’expérimental. C’est d’ailleurs cet aspect qui suscitera quelques années plus tard, durant mes études de cinéma, l’envie d’étudier ces productions au même titre que d’autres cinématographies. A posteriori, j’ajouterais aussi les rapports constitués entre les différents supports qui, en permettant de passer du manga au film tout en se lançant à la recherche d’objets à l’effigie de tel ou tel personnage, alimentaient l’intérêt pour ces « mondes » fictionnels.
- Peut-on dire que les productions de la Tôei Dôga ont contribué à la reconstruction de l’identité du Japon d’après-guerre ?
Différents enjeux historiques, politiques et idéologiques se jouent dans les premières années d’activités du studio. Comme l’ont bien montré les différents travaux d’Eiji Ôtsuka, il n’y a pas, dans un premier temps, de véritable rupture entre l’avant et l’après-guerre : ce sont les mêmes personnes, parfois les mêmes structures, qui fabriquent les dessins animés de propagande et qui relancent la production d’animation après 1945. Il est donc nécessaire pour le studio de s’écarter des schémas suivis dans la période antérieure, et d’accompagner la reconstruction du Japon. Le choix du Serpent blanc, une légende chinoise, comme source d’adaptation pour le premier long métrage de la Tôei Dôga en 1958 peut être lu en ce sens : pour la chercheuse Tse-yue Hu, il s’agit même d’une forme de quête de rédemption. S’il est difficile de dire en l’absence d’enquête de réception quel rôle ces films ont joué auprès du public japonais, il est certain que la politique d’Ôkawa à la tête du studio correspond de près au discours de la reconstruction, par exemple à travers l’idée d’une réappropriation japonaise du modèle de l’animation disneyenne, ou encore sa volonté d’exporter les longs métrages du studio à l’étranger.
- Parler de soft power avant l’heure avec les productions de la Töei Dôga a-t-il du sens ?
Il est clair que la politique que mène Hiroshi Ôkawa entre 1956 et 1971 à la tête du studio vise à diffuser ses films sur les marchés internationaux. En cela, il s’inscrit dans la lignée des producteurs de cinéma japonais qui développent dans les années 1950, suite au succès de certains longs métrages dans les festivals européens comme Rashômon (Kurosawa, 1950) ou Les Contes de la lune vague après la pluie (Mizoguchi, 1953), ce que l’historien du cinéma Aaron Gerow a nommé des « rêves d’exportation ». Néanmoins, cette volonté ne rencontre que peu d’écho pour ce qui est des premiers films animés de la Tôei, comme Le Serpent blanc (1958) ou Sasuke le petit samouraï (1959), qui atteignent péniblement les écrans étrangers, sous des formes parfois largement modifiées par leurs distributeurs locaux — c’est le cas par exemple du Voyage vers l’Occident (1960), diffusé aux États-Unis sous le titre Alakazam the Great, sans aucun nom japonais au générique. Ironiquement, tandis qu’Ôkawa vise à faire connaître la structure par ses longs métrages pour le cinéma, c’est bien par la télévision que la Tôei va véritablement connaître un essor international à travers les évolutions impulsées par le nouveau président Shigeru Okada. Cette période n’est pas directement abordée dans le livre, car elle débute dans les années 1970, mais elle reste centrale pour comprendre la diffusion de l’animation japonaise à l’étranger, et se situe dans une certaine mesure dans la continuité de la stratégie menée par Ôkawa durant la période précédente.