Mana Kikuta est une artiste japonaise qui vit et travaille en France depuis 2013. Diplômée de l’université de photographie de Tôkyô et de l’école supérieure d’art de Chalon-sur-Saône, elle a été résidente de l’école nationale de photographie d’Arles.
Depuis avril 2021, Mana Kikuta est au Japon grâce à notre soutien, pour y mener une recherche sur les arbres et la mémoire. Une exposition est prévue au Musée Maruki, en août et septembre 2021.
Nous lui avons demandé de nous présenter son projet.
Mana Kikuta
Le projet photographique Les Persistants s’intéresse aux arbres de Tokyo touchés par les bombardements de la Deuxième Guerre mondiale mais encore vivants aujourd’hui. Il y a environ 200 arbres recensés et 150 arbres dont l’histoire est incertaine d’après une étude de 2019. En faisant des recherches sur ces arbres, j’ai été particulièrement intéressée par ceux dont l’histoire peine à être retracée, faute de témoignages ou d’archives. J’essaie de trouver comment ces arbres nous permettent, ou non, de comprendre et de perpétuer le souvenir de ce qu’il s’est passé il y a 76 ans.
Comment vous est venue l’idée de travailler sur ces arbres ?
En 2018, alors que je faisais une résidence à Gaillac, j’ai vu deux ginkgos dans un petit parc, le square Joffre. Le jardinier de la ville m’a expliqué qu’il avait choisi de planter des ginkgos, car ce sont des arbres très résistants au point qu’ils ont même survécu aux bombardements du Japon pendant la guerre. Même si j’ai longtemps habité à Tokyo je ne connaissais pas cette histoire. J’ai été intéressée par l’idée que l’on peut vivre à côté de traces du passé sans s’en rendre compte. Il m’a fallu venir jusqu’en France pour apprendre cette histoire sur mon propre pays. Cela m’a donné envie d’approfondir le sujet.
Votre travail de photographe porte souvent sur la question de la mémoire : quelle mémoire ces arbres évoquent-ils pour vous ? De quelle mémoire espérez-vous faire l’anamnèse ?
Dans ce projet il s’agit de la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale. Moi-même bien sûr je n’ai pas fait l’expérience de cette guerre. Cependant, nous vivons aujourd’hui les derniers moments où il est possible de rencontrer des personnes qui ont vécu cette période. Je sens alors que nous vivons une période de bascule, de croisement, qu’il est intéressant d’interroger.
Les arbres vivent longtemps et sont de précieux témoins du temps qui passe, savoir qu’ils existent et pouvoir les toucher est une grande chance. Mais les arbres sont muets, alors je ne peux savoir que ce que l’on me dit d’eux.
Par exemple, pendant mes recherches j’ai vu un arbre abimé, et un guide m’a dit qu’il faisait partie des arbres touchés pendant la guerre. J’ai été émue et j’ai imaginé l’histoire de cet arbre. Mais en continuant à chercher et en interrogeant d’autres personnes qui ont passé leur vie près de lui, j’ai finalement compris que c’était la foudre qui l’avait abimé, bien après la guerre. J’ai senti comme une trahison de mon émotion du départ, mais la mémoire collective est ainsi. On ne connaitra jamais toute la vérité, car même avec la meilleure volonté la transmission est une chose difficile, et plus le temps passe plus les informations disparaissent.
Si ces arbres m’évoquent les événements de la guerre, je vois aussi en eux la difficulté de notre travail de mémoire. Dans mon projet, je ne veux pas tellement reconstituer tout ce qui s’est passé, mais j’essaie de comprendre comment regarder depuis aujourd’hui cette histoire d’il y a 76 ans, malgré tous les vides, les trous et les incertitudes qui nous en séparent.
Quelle place tient ce travail dans votre parcours artistique ?
D’une manière générale, je travaille sur la question de la mémoire en utilisant la technique photographique.
La photographie est un médium qui peut archiver ce que l’on voit pour le futur, mais dans mes œuvres j’essaie aussi de capturer l’invisible : une odeur, un son, un sentiment, ou bien même un souvenir. En questionnant les limites techniques de la photographie, je veux questionner en miroir les limites de notre mémoire, de nos capacités à transmettre. Ce projet s’inscrit dans la continuité de ce travail.
J’habite en France depuis 7 ans et j’ai notamment travaillé ces deux dernières années sur un projet autour des monuments aux morts en France pour une commande photographique publique des « Regards Grands Paris ». Revenir à Tokyo pour ce projet est spécial pour moi, car tout ce que j’ai appris en France, et particulièrement le lien au passé, très différent du Japon, me permet de voir mon pays d’une nouvelle façon et d’envisager ce projet sur ma propre histoire d’un œil nouveau.
Pouvez-vous dire quelques mots sur l’exposition au Japon ?
Mon exposition aura lieu à partir du 31 juillet à la Maruki Gallery. C’est un musée qui a été crée en 1966 pour sauvegarder et rendre accessible les Peintures de la bombe atomique de Iri et Toshiko Maruki, une série de grandes peintures qui montrent et dénoncent l’horreur du bombardement d’Hiroshima.
Le musée propose en parallèle une programmation d’artistes contemporains dont le thème résonne avec le travail de Iri et Toshiko Maruki. Je suis très heureuse d’exposer ma série de photographies dans ce contexte.
Une exposition est-elle prévue en France ?
Pour l’instant il n’y a rien de prévu, mais j’aimerais beaucoup pouvoir montrer ces photographies en France. Cela a été tellement riche pour moi d’apprendre à mieux comprendre ce qu’ont vécu les Français à travers des projets précédant que je crois beaucoup à l’importance du partage de toutes les mémoires.