« [...] faire du cinéma, c’est comprendre ce qu’est l’espace. C’est une des raisons pour laquelle j’ai pris beaucoup de plaisir à réaliser ’’Espaces intercalaires’’ : le sujet s’y prêtait particulièrement bien. »
Comment voyez-vous le métier de réalisateur ?
Quand je fais des films, que je choisi un thème, je le fais souvent en fonction de la richesse cinématographique qu’il peut m’apporter. Je ne suis pas un spécialiste des sujets que je traite. Chaque projet est pour moi l’occasion de poser la question « qu’est-ce que faire du cinéma ? ». Dans mes films, j’essaie donc de confronter la fiction et le documentaire pour révéler que le point de vue d’un cinéaste est toujours une histoire de mise en scène. Toute forme d’art exige un questionnement sur la manière de montrer le monde.
Donc faire du cinéma, c’est comprendre ce qu’est l’espace. C’est une des raisons pour laquelle j’ai pris beaucoup de plaisir à réaliser « Espaces intercalaires » : le sujet s’y prêtait particulièrement bien.
Comment vous est venue l’idée de faire ce film ?
En parallèle de mon métier de réalisateur, je collabore avec une personne qui produit des films sur l’architecture et sur l’art contemporain. En 2006, nous sommes allés filmer les Rencontres d’architecture à Orléans, Archilab, qui était consacré au Japon. Nous y avons rencontré des architectes japonais, dont Yoshiharu Tsukamoto (Atelier Bow-Wo). Je suis parti du catalogue de ces rencontres, édité à cette occasion grâce à votre soutien, pour écrire mon film.
Auparavant, nous étions déjà allés au Japon pour l’émission Métropolis de Pierre-André Boutang sur ARTE. Nous avions couvert la Triennale de Yokohama dont le commissaire était le plasticien Tadashi Kawamata.
Et puis tout simplement l’architecture me fascine.
Ce n’était donc pas votre première fois au Japon ?
Non, c’était la troisième fois.
Et quelle est la première chose que vous faites lorsque vous arrivez au Japon ?
La première chose que je fais… j’essaie de me situer dans l’espace. C’est cela qui me plait au Japon, cette façon d’appréhender l’espace. En Occident, notre mode de pensée ressemble à notre façon de se mouvoir dans l’espace. Notre vision de l’environnement se concentre d’un point A vers un point B. Une trajectoire franche en ligne droite. Quant aux Japonais, ils se concentrent sur l’espace qui existe entre le point A et le point B. Cette façon de voir le monde privilégie une pensée qui se dessine comme une spirale.
J’aime cette idée de trajectoire entre ces deux points. Cela est déjà très différent. Le concept de Ma par exemple, est typiquement japonais. C’est fondamental pour leur culture et je trouve cela très intéressant car cela renvoie à l’espace sensoriel qui peut exister entre deux objets, un peu comme des tranches d’espace-temps. Les Japonais donnent une fonction à cet espace alors que nous, nous le pensons plutôt comme un vide. Ils établissent leur architecture en référence au Ma, ce qui rend les structures plus complexes mais très intéressantes. C’est en référence à ce concept que j’ai appelé mon film « Espace intercalaires ».
Cela vous a-t-il donné envie de faire d’autres documentaires sur le Japon ? Si oui, avez-vous déjà d’autres idées ?
Oui j’aimerais bien en faire d’autres. J’ai plusieurs idées, floues…rien de concret... Je retravaillerai peut-être sur ces espaces singuliers... Mon film ne fait que survoler les principes. Il s’agissait de simplifier ces concepts pour le grand public. Les entretiens que j’ai pu faire avec les architectes m’ont donné parfois une matière très pointue. J’avais commencé à les utiliser au moment du montage, mais c’était très complexe et je ne voulais pas que ce film devienne trop « littéraire ». Cédric Jouan, le monteur du film, m’a été d’une aide précieuse. Il a su avec son talent et sa sensibilité, simplifier les propos par une vraie grammaire cinématographique.
Comment avez-vous fait pour retrouver ces petits bâtiments, ces « pets architectures » au Japon ?
Grâce à Tsukamoto et l’atelier Bow-Wow qui ont sorti un manuel sur ces « pets architectures ». Je me suis servi de ce livre et du catalogue d’Archilab… C’est d’ailleurs là où je vous ai trouvé…
Dans un premier temps, avec mon assistante Yoko Mishima, nous avons essayé de repérer ces bâtiments via Google Earth. Nous en avons trouvé un certain nombre mais malheureusement beaucoup avait déjà disparu. Or le livre date de quelques années. Cela s’explique par le fait que ces petites structures sont souvent situées dans des lieux en réhabilitation, ou dont personne ne veut. Elles disparaissent donc facilement, d’autant plus que Tokyo est une ville qui est en mouvement et qui évolue sans cesse.
« Le montage s’est fait en fonction de la langue et le film n’aurait pas été le même si la langue avait été l’anglais. »
Avez-vous rencontré des difficultés particulières ?
J’ai d’abord eu la chance d’avoir mon assistante Yoko, car le premier handicap est la langue.
Au montage, nous avons eu beaucoup de difficultés pour trancher dans les phrases japonaises. L’organisation de la langue est très différente de la nôtre. Avant de traduire le film et l’adapter en français, il fallait qu’il fonctionne en japonais. Nous avons donc passé beaucoup de temps sur la traduction. Le montage s’est fait en fonction de la langue et le film n’aurait pas été le même si la langue avait été l’anglais.
Souhaitez-vous le diffuser au Japon ?
Nous aimerions qu’il soit diffusé au Japon mais aussi dans le monde entier, car cette problématique sur l’urbanisation, l’espace dans les villes, sa gestion, en prenant comme exemple la ville de Tokyo, est une problématique universelle qui ne semble pas être comprise en France. Pour ce projet, nous avons eu une aide pour la production de films sur l’architecture du Ministère de la culture : Un membre du jury m’a dit qu’il avait soutenu ma candidature car il trouvait ce concept très important mais que les autres membres ne le comprenaient pas et n’y voyaient aucun intérêt. Il a réussi à les convaincre en leur affirmant que ce concept était extrêmement important pour l’avenir de l’urbanisme contemporain.
C’est vrai que le sujet de ces pets architectures est très riche. Par exemple, ce sont souvent des lieux de rendez-vous dans cette mégalopole qui ne sont pas négligeables. Cela permet de faire respirer la ville.
Effectivement. Et l’auteur Manuel Tardits, par exemple, le dit bien dans son livre Tokyo Fiction, que vous avez également aidé. Paris est plus dense que Tokyo.
Et je suis également parti d’un livre très intéressant de Edward Hall, La dimension cachée, qui parle du concept de proxémie, c’est-à-dire de la manière dont les gens établissent une distance entre eux. Il explique que cette proxémie est différente selon les pays. Au Japon par exemple, les gens sont assez proches, l’agencement dans les lieux publics fait qu’ils sont plus à même de se rencontrer et de dialoguer, notamment dans ces pets architectures.
C’est d’ailleurs le témoignage d’une cliente d’un isakaya dans votre film qui souligne que dans cet environnement, on parle avec son voisin…
Dans les isakaya, les gens sont installés côte-à-côte et se parlent. Aux Etats-Unis, par exemple, dans les Snacks, ils sont assis dans des box pour la famille et ce sont des cellules dos-à-dos.
Et quel est le rôle du corbeau ? Pourquoi le choix de cet animal ?
C’est le fil directeur du film, c’est celui qui fait le lien, comme le font aussi les deux personnages de fiction qui se rencontrent devant des distributeurs automatiques. J’ai choisi le corbeau, là aussi par rapport au catalogue d’Archilab. Comme le dit l’ornithologue au début du film, c’est un animal qui à la fois a une vision globale et détaillée de la ville. Il peut la survoler comme il peut s’immiscer dans tous les interstices de la ville, jusque sous une table. Il peut donc découvrir les dimensions cachées de la cité.
C’est une allégorie de la fameuse Théorie des Cordes en mécanique Quantique où lorsque nous appréhendons le monde dans ses structures les plus fondamentales, nous découvrons que l’espace est constitué de plusieurs dimensions cachées. Or les pets architectures révèlent et créent de nouvelles dimensions que la ville dans sa globalité nous a occulté.
J’ai l’impression que les Japonais comprennent mieux la cité que nous et s’en servent intelligemment, alors que nous, nous la craignons. C’est peut-être aussi parce que Tokyo est une des villes les plus sûres au monde. Et puis la différence entre l’espace public et privé est ambiguë. Les petits environnements publics sont souvent une extension de l’espace intime. Ces dimensions cachées conditionnent les lieux pour les rencontres. C’est quelque chose de très important pour les Japonais, et la ville me semble-t-il est organisée en fonction de cela.
Il y a un livre aussi qui m’a beaucoup inspiré, c’est L’éloge de l’ombre de Tanizaki. C’est une merveille. Tanizaki estime que dans l’architecture traditionnelle il y avait toujours une place pour l’ombre. L’ombre était importante car elle devenait un espace de réflexion. Dans notre monde contemporain, l’ombre disparaît. Quand on éclaire trop, on montre, alors que dans l’ombre, on suggère. Voilà ! C’est du cinéma !
Avez-vous eu l’occasion de voir de l’architecture traditionnelle ?
Très peu. Nous devions allez à Kyôto, mais nous n’y sommes pas allés, faute de temps.
« Il y a un livre aussi qui m’a beaucoup inspiré, c’est L’éloge de l’ombre de Tanizaki. C’est une merveille. »
Combien de temps êtes-vous resté au Japon ?
J’y suis resté un mois. Nous étions tout le temps en train de travailler et n’étions que deux. C’est moi qui filmais avec une seule caméra. En fait, c’était un appareil-photo Canon 5D Mark II avec un obturateur 35mm donc proche du rendu pellicule avec un travail sur la profondeur de champs. Travail qui prend tout son sens dans mon film et qui permet de visualiser les Espaces intercalaires. Sans oublier le son que j’ai pris en parallèle sur un petit appareil numérique. Comme me l’on fait remarquer beaucoup d’architectes japonais, le son est un paramètre très important pour eux. Mon film s’y attache particulièrement, grâce au travail magnifique de Nicolas Bredin qui a pratiquement tout recréé, les ambiances et les détails sonores, pour que l’environnement phonique devienne sensuel. Aussi je n’oublie pas la conception brillante de la musique, subtilement créée par Xavier Roux, qui nous révèle une autre dimension de lecture.
Vous comptez présenter le film dans des festivals ?
Oui bien sûr. Mon dernier film a été pris au festival d’Amsterdam qui est le plus grand festival de documentaire au monde. J’aimerais bien y participer à nouveau. Je suis persuadé que ce film peut marcher, avoir une vie. Le film sera traduit en anglais et avec le producteur Matthieu Lamotte, nous allons vraiment essayer de le diffuser au maximum. Aujourd’hui le film est fini pour France Ô et devrait être diffusé à la rentrée.
Et comment situez-vous ce film par rapport à vos autres films, aussi bien au niveau affectif que qualitatif ?
Je suis très content du film, Les personnes qui le voient sont intéressés, voire fascinés. C’est grâce à vous d’ailleurs que nous sommes partis dans de bonnes conditions. Sans vous et sans la Japan Foundation, nous n’aurions pas pu partir et le film ne serait pas tourné. Sans oublier Matthieu Lamotte qui a accepté de produire un film difficile à monter.
Oui, souvent, nous jouons ce rôle de catalyseur… Quels sont vos futurs projets ?
J’ai travaillé pendant 10 ans sur une guerre oubliée des médias en Papouasie occidentale. J’ai fait trois films sur le sujet et je viens de sortir le DVD-CD WEST PAPUA les regroupant.
L’idée, en partant de ce DVD, est de faire ensuite un long métrage de fiction sur cette problématique, tourné sur place avec les rebelles. Je suis actuellement en train d’écrire le scénario.
Pour conclure, notre question rituelle : La Fondation en un mot ?
La Fondation a été pour moi la petite étincelle qui a allumé le moteur. Sans elle, le film n’aurait pas pu se faire et je la remercie vivement pour ça !
Interview réalisée à la Fondation le 29 mai 2012
Projets associés
Projet - Aide à la réalisation du documentaire « Espaces intercalaires » réalisé par Damien Faure
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