Interview d’Isabelle Moulin

Présidente de l’association Silk Me Back

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Comment est né le projet Silk me back ?

Petite-fille de soyeux à Lyon et après une première vie dans la haute couture et la mode à Paris, je me suis orientée vers l’espace scénique, théâtral, pour arriver, petit à petit, à l’espace muséal. Ce lien très affectif au textile, cette expérience conjuguée au fait d’avoir déjà travaillé pour la ville de Lyon sur la thématique de la soie, m’ont permis de bien connaître les liens privilégiés et soyeux qui existaient entre Lyon, sa région et le Japon.

Au moment du tsunami, je réfléchissais avec un chercheur en sériciculture sur un dictionnaire de la soie. Nous connaissions le fameux épisode déclencheur de ces liens : l’épidémie de pébrine au 19ème siècle décimait les vers à soie en Europe. Le Japon, qui à cette époque se réouvrait à l’Occident, a envoyé des milliers de graines de vers à soie en Europe, sauvant ainsi la soierie lyonnaise. A la suite de cela, des industriels, des architectes, des soyeux lyonnais sont partis au Japon pour participer à l’industrialisation du pays. Des ingénieurs de l’école de la Martinière (l’école de soierie lyonnaise) y ont installé des machines et amené leur savoir-faire. Le plus connu sans doute est Paul Brunat, car il y a monté de nombreuses manufactures textiles dont celle de Tomioka pour laquelle une demande d’inscription au patrimoine de l’Unesco est en cours. Cette filature, la plus grande au monde en son temps, a arrêté son activité sans être pour autant démolie. Son fonctionnement prenait modèle sur un modèle dit « paternaliste » avec pensionnat pour les jeunes ouvrières de l’usine et s’inspirait directement des structures telles que les soieries Bonnet dans la région de l’Ain près de Lyon. Il y a donc des liens très forts qui se sont noués entre le Japon et la région Rhône Alpes. Par la suite des Japonais venus faire des études à Lyon se sont mariés avec des Françaises…

Connaissant cette histoire qui était peut-être un peu oubliée, je me suis dit spontanément, et parce que j’ai des relations très proches avec le Japon pour des raisons personnelles, que c’était l’occasion de leur renvoyer l’ascenseur, d’où le nom Silk me back. J’ai lancé l’idée sur mon blog le 17 mars, juste après le tsunami, un peu comme une bouteille à la mer et n’imaginais pas connaitre un tel succès. Le Holding Textile Hermès avec qui j’avais déjà travaillé s’est très rapidement inscrit dans le projet ainsi que le réseau textile rhônalpin, ce qui donna du crédit à la démarche. La Région Rhône-Alpes ainsi que le bureau consulaire du Japon à Lyon nous ont aussi très rapidement rejoint et accompagnés.

Pourquoi des kimonos ?

L’idée du kimono s’est vite imposée. C’est un objet pour nous archétypal de la culture japonaise. Et puis le vêtement est l’ultime refuge lorsque l’on n’a plus rien ; la seule chose qui nous permette de nous protéger. C’était aussi comme une page blanche très simple à offrir à des artistes contemporains. En outre, je veille toujours à relier patrimoine et art contemporain : le patrimoine ne se conserve pas dans des cartons ou du formol ; il doit être un outil d’inspiration pour la création d’aujourd’hui.

La collection s’est montée rapidement. Le Musée des Tissus de Lyon, nous a rejoint et a présenté une première partie de la collection un an après le tsunami avec la Fondation Bullukian, l’un des quatre piliers de la biennale d’art contemporain. Le Holding Textile Hermès a amené quelques artistes. L’idée était d’ouvrir, au-delà des artistes textiles, à des modes d’expressions très différents pour s’emparer du kimono en s’affranchissant de la forme, du textile. Le cahier des charges laissait une liberté de forme mais il fallait s’inspirer de la catastrophe et des relations entre la France et le Japon. Au départ, l’idée était de faire une exposition puis une vente aux enchères.

Le projet s’est en fait inscrit dans un rapport au temps particulier lui laissant la possibilité de s’épanouir dans les meilleures conditions possibles. C’est ainsi que la collection a été présentée dans sa globalité et durant tout l’été 2012 aux Soieries Bonnet dans l’Ain puis à Paris durant la Fashion week. La vente aux enchères n’était pas facile à organiser car le projet était atypique. Il fallait trouver le bon commissaire priseur, la bonne maison de vente, le bon endroit pour le faire et cela a pris du temps. Pour finir, c’est Virginie Maison, commissaire-priseur mandaté par la Maison de ventes Audap & Mirabaud qui s’est jointe à notre démarche pour organiser la vente en février 2013, accueillie dans les murs de l’hôtel Westin Paris Vendôme. Toute cette partie parisienne du projet a bénéficié d’un large soutien de la part de l’Ambassade du Japon à Paris.

Comment s’est passé votre voyage au Japon ?

Le voyage au Japon s’est très bien passé. Nous sommes restés quatre jours à Tokyo puis nous sommes allés à Sendaï où nous attendait l’équipe du Furusato Project, bénéficiaire de notre démarche. Ils voulaient nous faire découvrir la région. J’appréhendais ce que nous allions voir car nous avions en tête les images du tsunami. Il y avait beaucoup de vide. Les débris ont été évacués et nous avons traversé des kilomètres de régions où il n’y avait plus rien. Tout a été soufflé ou balayé. Ils nous ont montré des zones désertiques, fantômes, mais aussi d’autres endroits, épargnés, pour nous montrer comment c’était avant. La différence était terrible.

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Il y avait un vrai dialogue entre notre projet et le périple qu’ils avaient préparé. Malgré la barrière de la langue et de la culture - heureusement nous avions une traductrice japonais-anglais ! - ils ont parfaitement intégré notre projet et ont adapté la visite en fonction. Par exemple, un kimono de la collection leur faisait penser à une armure de samouraï, alors ils nous ont présenté un collectionneur d’armure de samouraï. Cet homme, qui a perdu la moitié de sa collection avec le tsunami, a travaillé avec Kurosawa. Ils nous ont également présenté un Japonais qui travaillait la laque. Nous avons ainsi eu accès à un réseau que nous n’aurions pas eu sans eux. Je pense que c’est une particularité du Japon : si on n’est pas introduit par les bonnes personnes, on peut passer à côté de beaucoup de chose.

Comment avez-vous eu ce contact avec le Furusato ?

Le lien s’est fait grâce à Maïa Barouh, la fille de Pierre Barouh qui a composé le Chabadabada d’un Homme et une femme et qui s’est marié avec une Japonaise. Elle a été la première en France à monter un spectacle de soutien, au théâtre du Rond-Point en avril 2011. C’est une amie proche et lorsque j’ai lancé le Silk me back, je lui ai demandé conseil. Je souhaitais que l’argent aille à une association qui soit à notre échelle et que l’on puisse savoir précisément à quoi servirait les fonds récoltés grâce à l’investissement des artistes, des partenaires et de la communauté Silk me back.

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Le Furusato répondait à ces attentes. C’est une petite association, créée par des architectes, des designers et des charpentiers. Certains habitent Kitakami ou dans la région du Tohoku. Mais, et c’est remarquable, d’autres ne sont pas de la région, comme le webmaster qui habite à côté du Mont Fuji et qui vient régulièrement dans la région pour aider. Ce phénomène de solidarité remarquable, le Furusato essaie de le préserver. Leur démarche est intéressante. Ils constatent que beaucoup d’habitants ont quitté le Tohoku mais que d’autres sont restés faute de moyens ou parce qu’ils voulaient rester chez eux. Ces habitants n’ont plus de travail, n’ont plus forcément les moyens de cultiver, et ne peuvent plus pêcher… Beaucoup sont donc totalement désœuvrés dans des habitats temporaires, la plupart des Algeco, achetés par des firmes mandatées par l’Etat. L’idée du Furusato est d’utiliser les compétences des Japonais pour construire en bois. Le leader du Furusato, Takeshi est charpentier, il connait la technique du Taiko (maisons traditionnelles en bois), la construction de ces maisons souples, sans aucune cheville qu’il adapte aux constructions contemporaines, sans pour autant rester dans la tradition, car cela prendrait trop de temps.

Utilisent-ils des matériaux de recyclage à partir des décombres engendrés par le tsunami ?

Oui, il y a des campagnes de tri. Pendant deux ans, les Japonais ont nettoyé et trié. L’idée est d’être dans une dynamique complètement locale. Utiliser le bois, puisqu’il y en a beaucoup, et utiliser les forces vives qui sont encore sur place, qui touche les allocations de l’Etat ou autre, mais qui sont désœuvrés dans leur habitat temporaire. Il s’agit de leur apprendre à reconstruire avec du bois et à s’en sortir.

Quels partenaires vous ont suivi dans ce projet ?

La Région Rhône Alpes a toujours été présente, dès l’ouverture au public du projet. M. Queyranne est venu au vernissage de la première exposition, puis son cabinet nous a suivis sur l’édition du catalogue et pour aller au Japon. Air France également a vraiment joué le jeu. Nous avons fait les bonnes rencontres et sommes tombés sur une équipe exceptionnelle qui nous a beaucoup questionnés sur la forme de notre partenariat.

Vous avez d’ailleurs pu filmer sur le tarmac !

L’équipe d’Air France a montré beaucoup d’enthousiasme pour le projet. Air France ayant fêté en novembre 2012 les 60 ans de sa ligne Paris Tokyo , et ayant été toujours présent même pendant les événements de Fukushima , c’est tout naturellement qu’ils ont souhaité participer à ce projet. Je leur ai proposé de créer un kimono, en partant de l’affiche publicitaire Air France créée en 1953 pour le lancement de la ligne ; et ce en collaboration avec une maison de soierie qui a des relations légitimes avec l’aéronautique, les Brochier. En effet, cette maison réputée a su rebondir, lorsque l’industrie de la soie lyonnaise a décliné, en développant une partie de leur activité dans les tissus techniques dont certains rentrent dans la fabrication des avions et notamment pour le nez du Concorde. Cédric Brochier a tout de suite accepté de jouer le jeu et a donc fait réaliser dans ses ateliers l’impression unique de ce kimono que nous sommes allés filmer sur le tarmac de St-Exupéry. Ce n’était pas évident car c’est un endroit hautement sécurisé mais Air France a mis tout en œuvre pour que ce soit possible. C’était un moment exceptionnel, très fort symboliquement juste avant notre départ et nous sommes ravis d’avoir pu le faire !

Qu’est devenu ce kimono ?

Le kimono nous a accompagnés tout au long du périple au Japon. Il a été exposé au Westin Tokyo le jour de la commémoration puis nous l’avons ramené avec nous en France. Actuellement il est exposé à l’agence à Lyon avant de rejoindre la Fondation Air France. Lors des événements de mars 2011, cette fondation a réalisé une importante collecte de fonds en interne, puis a fait un concours de projets auprès du personnel d’Air France. Une hôtesse de l’air a gagné ce concours. Son projet aidera des enfants japonais orphelins à venir faire leurs études en France. Le kimono va devenir un peu l’ambassadeur de la Fondation sur tout le programme d’aide aux sinistrés du Japon. Dès qu’il y aura une manifestation ou par exemple lorsque les enfants arriveront en France, s’il y a une réception, le kimono sera présent, un peu comme l’ambassadeur des liens entre la France et le Japon.

Cela prolonge votre action…

Oui, et c’est très cohérent et proche de notre façon de fonctionner. Tout cela était assez inespéré, tout comme le fait que vous aussi vous répondiez à notre demande d’aide... Nous nous sommes retrouvés avec ces quatre billets sans avoir vraiment de fonds pour le per diem sur place. Vous avez été très réactif et nous avons beaucoup apprécié. Cela nous a beaucoup soulagés, je vous l’avoue.

Quels étaient les membres de la délégation ?

Nous étions quatre, tous des professionnels qui travaillions bénévolement pour le projet. Il y avait Jérôme Granjon, graphiste et webmaster, qui s’est occupé du catalogue et du site ; un vidéaste, Lucas Manificat car la Région Rhône-Alpes désirait avoir un beau retour d’image, et un des artistes de la collection. Cet artiste devait être originaire de la région, jeune et n’ayant jamais été au Japon.. C’est ainsi que nous avons choisi Gorellaume, qui a la capacité de dessiner tout ce qu’il voit et qui ainsi a pu faire un carnet de voyage.

Silk me back – © Gorellaume

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(All images copyrighted. © Gorellaume 2013)

Vous êtes revenus avec beaucoup de matière…

Oui. Grâce notamment au Furusato, nous avons réalisé une quinzaine d’interviews, essentiellement des acteurs principaux du projet, des architectes entrepreneurs de la région et le leader du Furusato, Takashi Sugihara. Nous appréhendions les résultats et avons été très surpris par ce réseau de personnes qui sont excessivement actives et solidaires. Ce ne sont pas que des sinistrés. Cette région reste belle et attractive, et surtout il y a des gens qui font des choses extraordinaires. Nous avions parfois l’impression d’être dans un film d’Ozu.

Nous avons maintenant cette matière très riche, très dense, que nous sommes en train de derusher. Nous traduisons les interviews et réfléchissons à ce que nous allons faire de ce matériau. Au-delà du court-métrage que nous faisons et dont les teasers sont les points de suspension, nous nous demandons s’il ne serait pas intéressant de valoriser cette matière par un autre objet de l’ordre du documentaire. Le court-métrage est plutôt d’ordre artistique.

Pour les teasers nous ne voulions pas être dans une sorte de voyeurisme qui montrerait des images attendues de décombre ou autres, c’est pourquoi nous avons traité la catastrophe hors champ. Nous voulions montrer que tout cela était d’un ordre plus général. C’est ce que nous avons valorisé dans la collection où nous avons pris soin de ne pas instrumentaliser la catastrophe, d’éviter le pathos. Cela a été très apprécié par les Japonais et par la région, le Consulat et l’Ambassade. La démarche était avant tout de valoriser les liens d’inspiration réciproques.

Silk me back va perdurer ?

Effectivement ça a pris une telle ampleur, il y a une telle communauté qui s’est créée autour du projet, que ce serait dommage d’arrêter. Qui plus est, nous avons été très sensibles au fait de découvrir avec le Furusato Project, au-delà des différences de langues et de cultures, une certaine cohérence de pensée entre nos démarches.

Aussi bien pour eux que pour le Silk me Back, ces initiatives ont été engendrées par des personnes qui viennent d’une formation traditionnelle et qui utilisent leurs mains… Pour moi la main représente beaucoup, je crois c’est ce rapport au tangible, au concret, qui nous permettra de progresser. Ce qui est étonnant c’est que certains sont plutôt, au départ, des intellectuels qui ont fait le choix de revenir au manuel. Aujourd’hui le rapport au tangible, à la matière est trop délaissé. Dans mon métier, je vois de plus en plus de jeunes collaborateurs totalement déconnectés de la réalité du faire et qui ne font que penser d’une façon virtuelle. J’ai moi-même fait une école de haute couture. Je sais donc dessiner un vêtement mais je sais aussi le réaliser de A à Z. Sur les 27 kimonos, j’en ai réalisé dix, dont celui d’Air France.

Qu’en est-il de la vente des kimonos ?

Une bonne partie de la collection a été vendue aux enchères et nous sommes actuellement en pourparlers avec des acquéreurs.

La question maintenant est de savoir comment continuer, car ce projet rebondit sans cesse et souvent de façon inattendue et surprenante… Il s’agit à présent de faire fructifier et s’épanouir au mieux ces précieux liens qui ont été tissés…

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(All images copyrighted. © Gorellaume 2013)

Silk me back – © Gorellaume

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